Manu Chao - Interview aux Vieilles Charrues 2001


Interview marathon pour notre baroudeur international. Après de nombreuses années sans escale en Bretagne, Manu se pose à Carhaix pour un concert événementiel, et nous permet de lui poser les nombreuses questions de circonstance pour sa venue...

Tout d'abord une question d'actualité : Quel est votre sentiment par rapport aux incidents assez terribles qui ont eu lieu hier au G8.
Le gouvernement Italien avait passé depuis quelques temps l'info qu'il ne fallait pas aller à Gènes parce que ça allait être violent, tout ça pour faire peur à pas mal de gens. Entre autres, il y avait une info qui circulait un peu dans toute l'Italie qui disait que les cercueils était prêts à Gènes. Voilà, ils ont réussi à en mettre un dedans… Je crois que le gouvernement italien a eu ce qu'il voulait : un mort.

Manu, ça vous a choqué ce qui s'est passé ?
Évidemment c'est choquant, mais c'était prévisible. Ce qui m'a énormément choqué, c'est de voir comment la presse et les médias en général expliquent ce qu'a été Gènes. Depuis le début, ils ont essayé de montrer que Gènes n'allait être qu'un affrontement entre des violents et la police et ça n'a pas du tout été ça. Mais c'est vraiment l'image qu'il voulait donner, même avant Gènes et moi ce qui m'écœure, c'est qu'ils sont en train d'arriver à ne véhiculer que cette image là. Ils sont en train de zapper les 100 000 personnes qui étaient là bas pour manifester pacifiquement et voilà, il y a un gars qui est mort, qui a été abattu d'une manière un peu bizarre je dirais. Il n'y avait pas vraiment nécessité de mettre une balle dans la tête de ce gars là pour qu'il se calme. Les photos le prouve, tout le prouve.

Ton frère, avec qui tu as fait radio Bemba, a dit que pour lui et pour toi aussi, la radio, c'est un autre moyen de communiquer, plus que la musique , plus que le foot peut-être. Est-ce que tu as envie maintenant d'aller communiquer sur d'autres médias, ou d'autres façons ?

je sais pas, pour l'instant on est en tournée jusqu'au premier octobre. Je n'ai aucun plan professionnel après, ni au niveau vie privée. Je sais pas ce que je vais faire. Pour l'instant on est à 100% dans cette tournée. Je suis vraiment à fond là dedans. Après on s'arrêtera et on verra. Y'a mille chose qu'on a envie de faire, de la radio entre autres bien sûr.

C'était une bonne expérience pour toi radio Bemba, tu serais prêt à recommencer ?
Mais c'est jamais fini. Radio Bemba a émis pendant pas mal de temps, là je pense qu'elle va ré-émettre un moment en Espagne. Bien sûr c'est une super expérience.

Parce que de Bourges à Belfort en passant par La Rochelle, ils aimeraient tous voir Manu Chao,…
Mais il y en a d'autres des festivals, là tu me parles que des gros mammouths, mais il y en a plein des petits festivals hyper intéressants partout.

Justement, c'est peut être pour la suite la volonté de faire des salles plus petites ?
Là, on est en train de faire une tournée un peu mammouth à notre niveau donc on est beaucoup sur la route, on fait des endroits avec beaucoup de gens. On le fait pendant deux mois et demi et après je pense vraiment qu'on va passer à autre chose. C'est bien sur deux mois ce genre de tournée, mais je ne me vois pas faire ça toute ma vie. Il y a des jauges de salles et des moyens de faire de la musique un peu plus souple parce que c'est vrai que lorsque tu travailles dans ce genre de tournée classique, c'est un peu rigide quand même. Quand on tournait avec un portable, un peu de sono dans une voiture et qu'on décidait de notre concert du jour au lendemain, c'était une excellente manière de travailler aussi. Je crois qu'on va retourner à ça très vite. Mais on ne regrette pas du tout ce qu'on fait en ce moment, c'est super, mais pas plus de deux mois et demi. Après il faut pouvoir travailler un peu au jour le jour. J'aime pas trop quand tous les concerts s'écrivent dans le calendrier comme ça. C'est bien sûr deux mois et demi mais faut pas que ça dure trop longtemps…Faut pas être prisonnier du calendrier.

Une question à propos des deux albums qui sont sortis : il y a un son très particulier. Au bout du deuxième album, on peut peut-être commencer à parler d'un concept. Comment est-ce que qu'il est apparu ce concept de son, qui est loin de la Manonégra ?
Je sais pas. La première chose que je voudrais dire, c'est que les gens qui espère ce soir écouter le disque sur scène vont être déçus. Ça n'a absolument rien à voir. Ça fait longtemps, même à l'époque de la Mano déjà, que je considère que le travail de studio et le travail de la scène sont deux métiers totalement différents. On vient certainement pas présenter ici un disque ; on vient présenter un spectacle.

Mais ce concept de son pour le studio…
Je sais pas si on peut appeler ça un concept. J'essaie de faire des disques, quelque part sans concept pour la bonne raison que je suis un peu volatile, je change de concept toutes les semaines donc c'est un peu difficile pour moi d'achever un disque à concept. Il y a des choses évidentes… Que ce soit Clandestino, que ce soit le dernier ou même le dernier album de la Mano, Casa Babylon, je crois que ce ne sont plus des disques qui sont un ensemble de chansons…Moi, je considère que c'est un petit voyage. S'il y a un concept, je crois que c'est celui là.

Un concert par contre, ça doit forcément se jouer sur l'énergie ?
Ça dépend des endroits. Sur des grandes scènes comme ça, c'est l'énergie qui prime. Quand on est dans un bistro, c'est différent : ça peut être l'énergie, ça peut être autre chose. Ça dépend de l'heure aussi. À 5 heures du matin dans un bistro tu peux faire passer d'autres choses qu'à 10 heures du soir sur une grande scène et vice-versa.

Tu disais que tu ne vis plus ici actuellement, mais est-ce que tu as un regard particulier sur la Bretagne, la musique bretonne, sur le pays dans lequel tu te trouves là ?
Ça faisait très longtemps que je n'étais pas venu en Bretagne, et que je voulais y revenir. Je dois énormément à la Bretagne. Je n'oublierai jamais que lorsque personne ne voulais de nous, le seul pays qui nous a accueilli c'était la Bretagne. Ça a été notre école de musique, quand on sortait de nos quartiers, on avait énormément de mal à trouver des concerts. Les seuls endroits où on tournait c'était en Bretagne donc ça a été clairement pour nous notre école de la scène. À l'époque, on a été hyper bien accueillis. Après, j'ai bougé, j'étais plus en France, j'étais beaucoup en Espagne. J'ai découvert un autre pays qui est très cousin à la Bretagne, d'où est mon père, c'est la Galice. J'ai énormément voyagé en Galice. Y'a pas besoin de voyager au bout du monde pour prendre des claques. Moi, la Galice, ça m'a donné une claque immense et qui m'a donné envie de revenir en Bretagne puisque ce sont des pays cousins, donc je suis vraiment enchanté de revenir. Hier soir, j'ai pris une claque avec le public d'ici. On a fait pas mal de festivals cet été déjà, mais j'ai pas encore vu un public comme celui là. Ce qui est incroyable, c'est qu'ils soient 100 000 ou 200 dans un club, il sont pareils, c'est fort.

Est-ce que tu connais des musiciens bretons, est-ce que tu connais des musiques bretonnes ?
Je connais peu. Il me faudrait un peu de temps pour être ici et faire ma petite balade. Là, sincèrement je débarque. Ça fait peut-être 10 ans que j'ai pas mis les pieds en Bretagne donc je peux pas parler de la musique bretonne comme ça, ça serait trop facile. Il faut que je reprenne contact. Je connais des groupes que j'ai vu à la télé ou des disques qui ont marchés, mais c'est pas suffisant pour moi pour dire que je connais.

Tu disais « être libre ». Comment être libre quand on fait partie d'une grande maison de disque ? Est-ce que ce n'est pas une contradiction ? Est-ce que tu ne sers pas d'alibi à cette maison de disque qui peut dire « vous voyez, on laisse les artistes avec une certaine liberté… » ?
Moi, ma liberté, je l'ai, c'est clair. Contractuellement, même pendant la Mano, chaque jour on défend nos idées et notre carrière par rapport à ma boite de disque. Je n'ai pas de problème à ce niveau là et ce n'est pas quelque chose de nouveau pour moi. On avait déjà fait ce travail avec la Mano… un travail presque syndicaliste. On a changé un peu les formules de contrats, on a été un peu précurseurs quelque part. J'en suis aussi fier que la musique qu'on a fait.

T'aurais pas envie aujourd'hui de retourner dans un petit label ?
Bien sûr, on y pense. À moyen terme, c'est quelque chose que l'on veut faire. Il me faut juste du temps. Personnellement, je ne suis pas capable de monter un label, je ne suis pas assez organisé. Mais je pense que petit à petit on va y arriver. En ce moment je suis en tournée, c'est la seule chose qui me préoccupe et j'ai appris à ne faire qu'une chose à la fois. On décidera après.

J'ai vu que tu as bossé sur le dernier album de Noir Désir à paraître. Est-ce que tu peux nous parler de cette collaboration ?
Ça a été très vite fait. J'étais en train de finir mon album dans un studio et eux finissaient le leur dans le studio d'à côté. Je suis rentré, ils m'ont fait écouté un morceau, j'ai fait la guitare, ils m'ont allumé un joint et j'ai enregistré et puis je suis parti finir mon disque. (rires)

On te voit souvent avec le maillot Algérien sur scène, ce sera celui-ci ce soir ou un autre ?
Nan, ça sera un autre.

Un mot sur la situation en Algérie et les derniers événements ?
C'est une situation qui est tellement extrême qu'il est maintenant difficile d'arranger les choses. Ce qui se passe en Algérie, ça ressemble étrangement à ce qui se passe en Colombie : il y a une violence qui est habituelle, enracinée. Maintenant le discours a un peu changé. Pendant des années on nous a bassiné en nous disant que les tueries étant seulement dues aux intégristes. On sait maintenant avec le temps que ce n'est pas forcément vrai. Le gouvernement algérien et l'armée algérienne ont beaucoup à se reprocher. L'information est tout de même un peu plus balancée maintenant. Très franchement, pour que ça s'arrange en Algérie, je sais pas comment il faudrait faire. J'ai passé beaucoup de temps en Colombie et j'ai eu la même sensation. La guerre est partout. C'est d'abord entre camps, puis entre familles, entre états, entre paramilitaires, les guérillas…Tu sais plus bien qui est qui. La solution pour l'Algérie, moi je l'ai pas et c'est un drame.

Un brin d'optimisme dans le monde de Manu Chao ?
L'espoir. Je ne veux pas me résigner et je continue à y croire, à penser que l'on peut changer quelque chose. Aujourd'hui, il y a plus de gens à être conscients que si on continue ce qui se passe, on n'ira nulle part d'ici 10 ans. Les propositions et les décisions prisent par l'économie mondiale…On parle de démocratie, mais les gens qui décident ne sont pas ceux pour qui on vote. Les politiques n'ont plus vraiment le pouvoir sur ces gens là. C'est le libéralisme du commerce et la rentabilité qui est la dictature aujourd'hui, qu'on nous impose à tous et qui nous amène droit dans le mur.

Et avec Noir Désir, par rapport au sous-marin de Vitroles par exemple…
Je crois que notre rôle c'est de se positionner par rapport à des choses concrètes. On peut voir alors les choses évoluer. Ça sert à rien de rester dans la politique abstraite.

Je voulais parler d'un groupe qui est déjà venu ici aux Vieilles Charrues, c'est le groupe Zebda qui ont allié musique et politique pour agir concrètement contre les exclusions et les différences. Qu'en penses-tu ?
Je les connais très bien, ce sont des amis. Ce qu'ils ont fait sur Toulouse, on en a parlé beaucoup pendant les municipales, mais c'est un travail de profondeur sur des années. Ce sont des gens qui ont la tête sur les épaules. Je suis heureux de voir ce qu'ils ont fait. C'est un groupe solide.

Quand tu chantes « me gusta marijuana », c'est un autre combat pour toi ? C'est moins important que le reste ?
Je crois que c'est un combat très important. C'est pas pour fumer plus. Quelques soient les drogues, elles sont pénalisées pratiquement partout et on en trouve partout. C'est quand même bizarre. Personnellement, je milite pour que toutes les drogues soient légalisées. Je dis bien toutes. L'herbe, que je consomme personnellement, la coke, l'héro que je ne consomme pas. La raison est simple : derrière les démocraties, une dictature est en train de s'élever, c'est celle de la mafia. L'exemple le plus flagrant, c'est au Mexique mais également la Russie et en Amérique latine ou en Afrique. Des gens comme Pasqua prouvent qu'en Europe aussi ça existe. C'est un énorme danger pour le futur : je suis persuadé que la dictature du 21e siècle, ça sera la mafia et pas des militaires. Et la mafia, c'est elle qui tient tout le trafic de drogues, donc je suis pour qu'on légalise toutes les drogues afin de retirer tout cet argent des mains de la mafia.

Est-ce que la diffusion de ta musique sur le web t'inquiète ?
Le web, c'est quelque chose de fabuleux dans l'absolu. C'est une encyclopédie virtuelle du monde d'aujourd'hui. Au niveau musical, ça a révolutionné la distribution. Les petits groupes ne sont plus les otages de la grande distribution maintenant : ils peuvent distribuer leur musique directement sur le web. À mon niveau, que ma musique circule sur internet, c'est signe de bonne santé. Je préfère sincèrement être piraté : c'est que ta musique est populaire dans le bon sens du terme.

On sait que tu es attaché à une politique de tarifs raisonnables pour les concerts. De quelle manière tu t'imposes ?
Pour des pays que tu connais bien, c'est facile, et de manière générale on arrive à imposer des prix corrects. On se fait piéger des fois, comme par exemple pour la Grèce où on a pas fait suffisamment attention et on s'est retrouvé avec des prix de place un peu chers. Pour la France par exemple, on va faire Bercy et les places sont à 120F.

Justement, les places se seront arrachées d'ici 24H, alors est-ce qu'il est envisageable que tu fasses des concerts comme au stade de France par exemple ? c'est à peu près la même capacité qu'ici…
Nan, on verra dans une autre vie. Je sais pas…peut être un jour. Notre tournée s'arrête en Octobre. Le peu de dates libres qu'on a, on préfère les jouer dans des bistros plutôt que rajouter des grosses dates.

Tu aimes jouer avec ta musique : je pense à la nouvelle version de
je ne t'aime plus du premier album revisité sur le deuxième. Il y a beaucoup de morceaux auquel tu donnes un nouveau souffle, un nouvel horizon ?
J'adore recycler. Je jouais beaucoup aux Légo quand j'étais petit alors je défais et je reconstruis.

Je crois que tout le monde a le même sentiment sur le deuxième album : on dirait le premier mais tout est aussi bon. Comment tu le ressens ?
J'ai eu la même impression…(rires) Non, sincèrement. Naturellement, ce qui est arrivé, c'est que le deuxième album, c'est la petite sœur de Clandestino.

Tu nous fais une petit famille comme ça ?
J'ai pas fait exprès…c'est comme ça. C'est évident que ce sont deux disques qui se ressemblent beaucoup, il y a des airs de parentés.

On espère qu'il y aura du monde dans la généalogie.
Ouais, après on ne sait jamais ce qui peut arriver…